mercredi 9 juillet 2014

2ème Prix du Concours de nouvelles Mine de polars 2014 : 17, rue des Fossés, Cristel Kerdoncuff

 17, rue des Fossés

Lundi
C'était la nuit. Il y eut un bruit sec. Puis un cri. Suivi d'un autre, et encore d'un
autre... Comme un chant de haine. Ils cessèrent d'un coup. Le silence s'installa à
nouveau dans la pénombre...
Elle a marqué un temps d’arrêt, et a tourné la tête vers moi, s’assurant que je
notais tout ce qu’elle disait. Elle prenait un réel plaisir à narrer les événements. Je
me demandais si elle n’avait pas pris part à quelque tragédie ou alors si elle
inventait tout. Cela paraissait tellement irréel. Je m’étais attendue à rencontrer un
témoin crispé, un peu affolé, et au lieu de cela, je me trouvais embarquée dans un
lyrisme pour le moins surprenant.
« Et ce bruit sec, vous ne savez pas ce que c’est ? à quoi cela vous a-t-il fait
penser ? » ai-je demandé.
Elle a pris une grande inspiration, et me regardant droit dans les yeux, a posé
chaque mot l’un derrière l’autre, d’un ton calme mais où sourdait une menace
indicible : « je ne sais pas moi, … j’aurai dit, un coup de fouet ? une trappe qui
s’ouvre sur l’oubli ? …mais c’est vous le policier, enfin je veux dire la policière »
J’ai soupiré, et refermé mon carnet. « Merci madame. Je pense que j’ai tous les
éléments. Je reviendrai vers vous si j’ai d’autres questions. Merci encore pour
votre coopération.»
« Vous êtes sûre que vous ne voulez pas une autre tasse de thé ? »
J’ai décliné l’offre et je suis sortie de l’appartement. La porte s’est refermée sans
un bruit derrière moi. En descendant l’escalier, j’ai pensé à mes collègues, et j’ai
commencé à soupçonner un gentil bizutage.
Dans la rue, la vue d’Arnaud, assis sur le capot de la voiture de service, mine
réjouie, m’a tout de suite confirmé cette pensée un peu tardive. Il s’est à peine
retenu de rire devant ma mine déconfite.
- Alors madame l’enquêtrice, on a pêché du lourd ? s’est-il esclaffé.
- C’est malin, vraiment rien d’autre à faire ? ai-je grommelé en réponse.
- Oh, bah, le prends pas comme ça. Madame Colleu, c’est une fidèle du
commissariat. Elle appelle une fois toutes les deux semaines environ pour
déclarer un nouvel homicide dans son immeuble ! Maintenant tu sais.
- Mais à chaque fois tu viens vérifier ?
- Bien obligé. Bon, quand même, parfois, on se contente juste d’un coup de
fil. Vaut mieux pas que quelqu’un clamse dans son immeuble, on la
croirait pas !
- Et ça t’amuse ?
- Oh, là là, mademoiselle est susceptible, et encore dans ses illusions de
l’école de police.
- Bon, on rentre. Je conduis, file-moi les clés.
Cette histoire m’a énervé toute l’après-midi. J’avais autre chose à faire que perdre
mon temps avec cette affabulatrice. Des vrais crimes m’attendaient. J’étais taillée
pour mener de grandes enquêtes, je le sentais, pas pour résoudre la mort du chat
du voisin.
J’avais besoin de passer mes nerfs sur quelqu’un, valait mieux pas croiser mon
chemin. Je suis rentrée tôt, j’ai dîné d’une pizza surgelée réchauffée au microondes,
beurk, je me suis mise devant un film. Ça ne m’a pas calmé et je suis
ressortie. Deux heures plus tard, j’étais de retour bien détendue pour une bonne
nuit de sommeil.
Mardi
J’étais au bureau depuis une heure à peine quand Arnaud est entré en trombe dans
le bureau.
- Eh, un homicide au 17 rue des Fossés, tu viens ?
Je n’ai même pas levé la tête de mon clavier.
- Ouais, c’est ça, je t’crois tiens ? C’est madame Colleu qu’a appelé, ou
c’est la phase 2 du bizutage ?
- Non, juré, c’est pas une blague cette fois, c’est la concierge qu’a appelé,
complètement paniquée, y a du sang qui coule sous la porte de l’appart.
- Bon OK, j’arrive.
Dix minutes plus tard, nous sommes sur place. Les collègues du commissariat ont
déjà bouclé le périmètre, ce qui a pour effet de provoquer un attroupement. Je me
faufile avec Arnaud à travers tous ces badauds avides de sensationnel.
Nous entrons dans l’immeuble, et grimpons les escaliers. Au niveau du deuxième
étage, devant le palier de madame Colleu, Arnaud n’a pas menti, du sang,
beaucoup de sang a coulé, en partie épongé par l’épais tapis maintenant pourpre.
- Je crois qu’on peut appeler la scientifique, je pense pas qu’il y ait encore
quelqu’un de vivant, sauf si la vieille a saigné le chien du voisin, lâcha
Arnaud d’un ton blasé.
J’enfile un gant en vinyle et délicatement tourne la poignée. En vain. La porte est
fermée à clé.
- Z’avez une clé ? demande Arnaud à la concierge qui nous a suivi à petit
pas de souris.
- Euh oui, dans ma loge, Madame Colleu m’avait confié ses clés. Je reviens.
- Merci, cela nous évitera le serrurier.
Nos regards suivent la silhouette voutée descendre les escaliers aussi vite que sa
frêle stature le lui autorise. Je balaie du regard la cage d’escalier, le vieil ascenseur
qui se terre derrière ses lourdes grilles forgées.
Pas de trace particulière, à part ce tapis plus sombre sur le palier. Rien sur la
porte, ni le chambranle.
La concierge revient, essoufflée, me tend la clé à bout de bras. Je déverrouille et
pousse délicatement la porte, sans entrer encore. Nous voyons un corps allongé
dans l’entrée de l’appartement.
- Ne restez pas là, madame, ça ne va pas être beau à voir.
Mon collègue entre en premier, je le suis, prenant garde de ne pas patauger
dans le sang. Il s’agenouille près du corps sans vie, laisse échapper un juron.
- Il n’y est pas allé de main morte, quelle sauvagerie.
Je jette un coup d’oeil rapide, retiens un haut de coeur. Le visage a été frappé à
maintes reprises avec un objet clairement contondant comme on dit chez nous.
Un véritable carnage.
- Faut être taré quand même, a dit mon collègue, en se relevant. T’as vu des
traces d’effraction ?
- Non, pas pour le moment, mais j’ai trouvé ses clés sur la commode. Bon,
je vais aller chercher des témoins, la scientifique n’va pas tarder à arriver
de toute façon, ils nous en diront plus.
Arnaud acquiesce, il commence à fureter dans l’appartement.
Je retourne voir la concierge qui m’attend sur le palier :
- Vous avez entendu quelque chose cette nuit ?
- Non, mais vous savez, avec mes cachets, je dors bien aussi… Allez voir
Monsieur Chapalain au premier étage, il fait de l’insomnie, il a peut-être
entendu quelque chose…
- OK, merci madame, retournez dans votre loge, je repasserai tout à l’heure.
Je la suis dans l’escalier, m’arrête sur le premier palier et sonne, et sonne encore.
Bruits de pas qui traînent au sol… je m’attends à voir un petit grand-père à
l’audition éventuellement réduite.
Surprise, c’est un homme encore jeune qui ouvre, traits tirés, teint blafard, pas
coiffé depuis quelques semaines peut-être. Encore dans son peignoir élimé à
motifs écossais, et à traîner les pieds dans des mules informes. Il a du être bel
homme, que lui est-il arrivé ?
Il me dévisage :
- C’est pour quoi ?
- Bonjour, Inspecteur Emeri, police judiciaire. Excusez-moi de vous
déranger mais j’aurais quelques questions à vous poser à propos de cette
nuit.
- Ah oui, les cris et tout ça.
- Euh oui.
Je suis plutôt étonnée qu’il ne me demande pas ce qui se passe, il a bien du
remarqué le remue-ménage dans l’immeuble, l’attroupement en bas… J’en oublie
de demander à entrer. En même temps, je n’ai pas l’impression qu’il me va me
laisser découvrir sa grotte.
- J’ai entendu à minuit 03 un premier cri. En fait non, d’abord un bruit sec,
et puis un cri. Et puis encore un autre, et un dernier cri, comme…
- Comme un chant de haine, c’est ça ?
- Oui, c’est ça, c’était vraiment horrible à entendre.
La similarité de sa description avec celle de la veille donnée par Mme Colleu était
troublante.
- Vous sortez souvent de votre appartement ?
- Oh, non.
Il m’explique alors qu’il souffre d’agoraphobie qui l’empêche de quitter les
murs rassurants de son appartement décrépi, il a dû arrêter de travailler, il est
entré en dépression sévère, n’a plus envie de rien.
Il ne prend pas ses médicaments, ils le mettent dans un état second, de fausse
excitation et de somnolence, il n’aime pas. Il reste dans son envie de rien,
emprisonné entre ses 4 murs et dans sa tête. La concierge lui monte le
courrier, et madame Colleu fait pour lui quelques courses, petite routine
tranquillisante.
L’avait-il vu hier ? Oui, bien sûr comme tous les jours. Elle lui avait raconté la
visite de la policière. Il savait qu’elle appelait la police chaque semaine avec
chaque semaine une description différente d’un événement qui se serait
produit dans l’immeuble, des cris, des bruits, des coups, des râles, …
- Ce qui est amusant, je ne sais pas si c’est le terme, c’est qu’hier, elle me
racontait qu’elle avait entendu un coup sec et trois cris, et j’ai vraiment
entendu la même chose cette nuit, j’ai eu l’impression de vivre sa
description.
J’ai levé vers lui un regard mi-sceptique et mi-consterné.
- Et vous n’avez pas appelé la police,
- Oh non ! je n’aurai pas osé.
J’ai encore posé quelques questions, toujours sur le pas de la porte, je crois
qu’il avait aussi la phobie que quelqu’un foule le parquet de son cocon
protecteur.
- Eh vous avez vu quelque chose de suspect ? j’ai demandé sans grande
conviction.
- Oui ! j’ai regardé par la fenêtre en bas, et j’ai vu quelqu’un entrer dans
l’immeuble cinq minutes avant les cris, et en ressortir, hum environ douze
minutes après.
- Quelle précision !
C’est vrai que depuis le début de notre entretien, je le voyais regarder sa montre
toutes les deux minutes environ ; J’ai d’abord pensé qu’il attendait une visite ou
un coup de fil, mais non, ça doit plutôt être un TOC qui vient s’ajouter à ses
phobies. Sa vie ne doit pas être facile.
- Et que pouvez-vous me dire de la silhouette ?
- Je ne sais pas trop dire, c’est encore confus dans ma tête.
À ce moment, il m’a dévisagé, détaillé de la tête aux pieds, je me suis sentie
presque déshabillée, mal à l’aise, un éclair s’est allumé dans son regard que je n’ai
pas aimé. Menaçant, lubrique, je n’ai pas bien su, mais très dérangeant.
Gardons notre sang-froid. Le mal de crâne me guette.
- Bon, j’enverrai demain un agent pour recueillir formellement votre
déposition et vous la faire signer ; Essayez de vous souvenir de cette
silhouette, c’est très important.
J’ai pris congé, je suis montée au troisième étage. Les autres interrogatoires n’ont
rien donné, les voisins étaient absents, endormis la veille, et pour certains déjà
partis au travail.
J’ai retrouvé Arnaud qui m’attendait en bas.
- Dis-donc, tu t’es fait un copain toi !
- Hein ?
- Ben ouais, j’ai croisé le gars du 1er, Monsieur 2 de tension
- Monsieur Chapalain ?
- C’est ça, t’as du lui faire une bonne impression !
J’ai regardé mon collègue, un brin étonné. Il m’a expliqué avoir été interpelé par
l’homme qui s’était souvenu de quelques détails sur la silhouette qu’il avait
aperçu : Grande, solide, démarche énergique.
Arnaud a continué l’ai très concentré :
- Qui portait vraisemblablement un jean sombre. Avec un pardessus comme
le tien. Couleur de cheveux, hmmm, à peu près comme toi en fait. A la
lumière du lampadaire, bien sûr. Paraissait très énervé à l’aller, d’un pas
rapide, et plutôt zen à la sortie.
- …
- Il a ajouté tout bas, j’ai du tendre l’oreille, il a ajouté : « Ça aurait pu être
votre collègue, l’Inspectrice… »
Je me suis sentie tendue, c’est quoi ce truc ? Je n’aime pas trop cette histoire de
silhouette un peu trop nettement décrite à mon goût.
Arnaud m’a donné une tape sur l’épaule : allez, laisse-tomber, t’as pas vu sa
pyramide de boîtes de médicaments sur sa table de salle à manger ? Je ne suis pas
sûr qu’il distinguerait sa grand-mère d’un lapin géant.
On est allé se prendre un jus au bistrot d’à côté, histoire de partager nos autres
découvertes.
- T’en penses-quoi alors ?
- Pas de traces de lutte, la porte fermée à clé de l’intérieur… quelqu’un
qu’elle connaissait sans doute, quelqu’un qui avait la clé ou pouvait se la
procurer…
- Et tu crois que c’est de la comédie ce voisin qui a peur de sortir de chez
lui ?
Haussement d’épaules, pas facile à dire, j’ai été complètement convaincue de sa
maladie, jusqu’au moment où s’est allumé quelque chose dans son regard, comme
un intérêt malsain. Faudra faire une enquête approfondie sur son passé, vérifier le
casier. Peut-être un élément qui aurait déclenché sa phobie nous donnera un autre
éclairage sur sa personnalité.
- Et c’est comment déjà la fin du Mystère de la Chambre Jaune ?
Mercredi
Ce matin, je suis à peine installée au bureau avec mon café, et voilà mon coéquipier
qui débarque :
- Eh, un homicide au 17 rue des Fossés, tu viens ?
- Non tu rigoles ?
- Non, tu sais le gars qu’on a interrogé, le dépressif, ben il est passé par la
fenêtre !
- Quelqu’un qui l’aurait poussé ?
- Ou un suicide. Va-t-en savoir avec ce type d’individu…
- J’arrive.
J’ai étiré mes muscles endoloris, bu mon café, et me suis levée ; en route, et
surtout, ne pas oublier de remettre les clés de Monsieur Chapalain à l’intérieur de
son appartement, comme pour Madame Colleu…

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